Déplacée. Gauche. Pas à sa place.
Nairobi se sentait incommensurablement décalée ici, au milieu des élégants, en plein cœur de leur territoire. Elle chercha des yeux Carthage, Venise, ou n’importe quel visage qui aurait pu lui être familier.
@Bombay l’avait invitée à cette soirée, ici, à l’Abreuvoir. Une soirée à thème concernant les étoiles, avec, selon les dires de l’élégante, « plein de beau monde ». Naï avait longtemps hésité à venir. Avait-elle vraiment sa place dans une soirée mondaine ? Ne serait-elle pas mieux à continuer de travailler sur ses projets personnels, à la Tour d’Astronomie ?
Finalement, c’était la thématique qui l’avait décidée. Les étoiles. N’était-ce pas là sont domaine de prédilection ? Après tout, @Bombay s’était montrée si prévenante avec elle depuis son arrivée en Pangée. Elle pouvait bien lui accorder une soirée.

Elle se tenait là.
Sur le seuil de l’hôtel. Dans ses plus beaux atours. Immobile. Raide comme un piquet. Pas de @Bombay en vue, ni d’autre sourire connu. Pas d’étoiles en vue, à part de grossiers morceaux de cartons au-dessus de leurs têtes, découpés et peints en argenté.
Autour d’elle, tous faisaient onduler leurs corps sur une musique qui n’avait rien à voir avec l’astronomie, ni même la Voie Lactée.
« Idiote. » jura Nairobi entre ses dents.
Evidemment. Les élégants étaient plus préoccupés à faire la fête qu’à observer les étoiles. @Bombay avait tenté de l’appâter dans une stupide soirée. Un brin en colère contre l’élégante, Naï fit volte-face. Bien déterminée à quitter cet endroit pour retrouver la chaleureuse froideur de sa Tour d’Astronomie.
Dans sa hâte, elle se fit percuter par l’un des serveurs.
« Pardon ! » s’excusa-t-elle, mais déjà son interlocuteur se fondait dans la foule.
Nairobi baissa les yeux sur ses vêtements. Ses plus beaux vêtements. Désormais couverts de champagne et d’une autre boisson non identifiée, ils collaient à son torse et semblaient tâchés pour de bon.
La judicieuse sentit ses glandes lacrymales la picoter et un sanglot comprimer sa poitrine.
Prête à fondre en larmes, elle ne vit pas l’inconnu qui l’avait approchée avant que celui-ci ne pose une main sur son bras.

Spoiler:

Nairobi chassa la buée de son regard en quelque battements de paupières pour dévisager son nouvel interlocuteur. Grand, peau mate, cheveux rassemblés dans de multiples tresses qui encadraient son visage.
La judicieuse se fit la remarque que ledit visage était particulièrement harmonieux.
« Oulah, mais t'es complètement trempée. Qu'est ce qui s'est passé ? »
Naï ouvrit la bouche pour expliquer au nouveau venu qu’un serveur l’avait percutée mais, submergée par l’angoisse, elle se fit assaillir par des flashs non sollicités. Dans la minute à venir, l’homme à sa droite embrasserait la jolie élégante à la robe rouge qui venait de lui lancer une œillade. Le serveur qui l’avait heurtée allait poser son plateau avec violence sur le comptoir et briser un verre. @Bombay allait faire son entrée par une salle subsidiaire à celle où elle se trouvait, au bras d’un homme à la mâchoire carrée. La blonde qui dansait à quelques mètres d’elle allait briser le talon de son escarpin gauche en marchant sur un collier bleu tombé du cou de l’élégante qui venait de partir aux toilettes.
C’était trop. Trop d’informations. Trop de prévisions. Nairobi sentit la migraine l’envahir et les larmes emplir de nouveau ses yeux.

« Tiens, essuie-toi. Les serveurs sont vraiment trop cons, ici. Tout à l'heure, ils m'ont interdit de mettre des petits fours dans ma poche. Tu le crois, ça ? »
Eperdue de reconnaissance, la jeune femme s’empara du morceau de papier absorbant que lui tendait son interlocuteur. Elle ne répondit cependant pas à sa question. Elle avait bien trop mal au crâne. Elle se contenta de le dévisager d’un air perdu.
Un Exilé, conclut la judicieuse après une rapide analyse de celui qui lui faisait face.
« J'ai l'impression que t'es pas à ta place ici, j'me trompe ? »
Elle hocha la tête, toujours prise dans l’étau de la migraine. L’homme avait laissé une main posée sur son bras. Nairobi se concentra sur ce contact, tentant désespérément de reprendre pied. Comme elle s’y était entraînée. Se concentrer sur les sensations. La fraîcheur de sa robe trempée contre sa poitrine. La tension dans sa jambe gauche, peu habituée aux talons qu’elle portait ce soir. La chaleur qui brûlait son visage. La peau douce et chaud de l’inconnu sur son bras.

« On peut s’en aller ? » articula-t-elle dans un murmure.

L’Exilé dévoila dans un sourire une dentition argentée et lui répondit avec bienveillance :
« Eh ben, il va falloir se soutenir mutuellement. Je risque d'exploser si je dois faire la conversation à un seul autre cul-brillant des Élégants. »
Il parlait crûment, détachant chaque syllabe avec un accent londonien indéniable.
« On peut s’en aller ? » répéta l’astrophysicienne en insistant.
Son interlocuteur hésita un instant, avant de la prendre fermement par la main. Il fendait la foule, traînant une Nairobi toujours sonnée derrière lui. Dans un état second, Naï eut vaguement conscience de gravir une volée de marches, de franchir un couloir, un ou deux portes peut-être, avant qu’enfin l’air de la nuit caressât son visage.

La judicieuse inspira goulûment, emplissant ses poumons de la fraîcheur nocturne. Son mal de crâne commençait enfin à s’estomper. Elle leva les yeux vers les étoiles. Les vraies. Ursida major. Ursida minor. Cassiopée. Orion. Les constellations lui renvoyèrent un scintillement familier qui rassura la brune.
« Merci. » souffla-t-elle, sans réellement savoir si elle s’adressait à la Voie Lactée ou à son sauveur de la soirée.
Ce dernier n’avait toujours pas lâché sa main.

L’Exilé accueillit ses remerciements avec son langage toujours plus coloré. La panique qu’elle avait ressenti quelques minutes plutôt s’effaçait graduellement. Nairobi se laissa même aller à sourire.
Son compagnon d’infortune devait avoir le même âge qu’elle, ou presque. Il avait toutefois la posture et le comportement de quelqu’un de plus jeune. Presque un adolescent.
Sans lâcher sa main, le sombre inconnu s’assit sur les quelques marches à proximité de la sortie de secours qu’ils venaient d’emprunter. D’un geste de la tête, il invita Naï à faire de même. Encore embrumée par ce qui venait de se produire à l’intérieur et par sa migraine qui refluait peu à peu, l’astrophysicienne se laissa faire, s’arrachant à la contemplation de la voute céleste.

L’Exilé prit de nouveau la parole, pour se présenter. @Kingston.
« Je m’appelle Nairobi. » répondit-elle simplement, trop piteuse pour admettre qu’elle n’avait, de fait, jamais entendu parler de lui.
Elle leva les yeux vers son interlocuteur, qui la dévisageait avec attention, comme s’il cherchait à imprimer chaque détail de son visage dans sa mémoire.

L’intensité de ce regard la troubla.

Naï aurait pu, si elle le voulait, essayer de comprendre ce qui se cachait derrière les pupilles sombres de @Kingston. Tenter d’anticiper ce qui se produirait dans les prochaines minutes. Elle n’en fit rien. Parce qu’elle était fatiguée de sa crise quelques minutes plutôt, à n’en pas douter, tenta-t-elle de se raisonner.
La vérité était infiniment plus simple : elle était bien trop perturbée par le regard que portait sur elle son interlocuteur. La judicieuse remercia le ciel de leur accorder l’obscurité de la nuit, sans quoi @Kingston aurait à coup sûr vu ses pommettes rosir.

Un silence finit par s’installer.
Le silence n’avait jamais gêné Nairobi. Au contraire, elle s’en était toujours délectée comme d’un allié. Elle appréciait grandement les moments passés avec d’autres lorsqu’il n’y avait pas besoin de parler. Que les mots étaient superflus, inutiles.
Pour autant, alors que l’absence de son s’insinuait entre @Kingston et elle, un malaise l’envahit. Elle se sentit obligée de faire la conversation pour rompre la pesanteur de la nuit.
« De quel genre de clientèle parles-tu ? » demanda aimablement la judicieuse. « Et pourquoi n’aurais-je pas le « profil » ? »
Voulant ponctuer ce dernier mot d’un geste des doigts censé mimer les guillemets, elle réalisa de nouveau que @Kingston tenait toujours sa main et la caressait désormais, presque imperceptiblement.

Une fois de plus, Nairobi sentit son visage chauffer sans vraiment en comprendre la raison.

Brune mystérieuse en détresse. Était-ce là l’impression qu’elle renvoyait ?
Profitant de ce que @Kingston s’était détourné d’elle, Nairobi se laissa aller à un timide sourire, rougissant presque du compliment. Ou du moins, cela ressemblait à un compliment.
L’Exilé, à côté d’elle, semblait hésiter. Lorsqu’il reprit la parole, son absurde comparaison entre les substances psychotropes et la plomberie la fit sottement glousser. Aussitôt, Naï se reprit. Elle venait de glousser. Elle ne pensait pas être ce genre de personnes. Le genre qui gloussait. Elle pensait que, pour glousser au trait d’esprit d’un garçon, il fallait être une élégante. Au moins.

@Kingston vendait de la drogue.
En théorie, elle savait comment agissaient les opioïdes sur l’organisme : quels neurotransmetteurs étaient en jeu, quels mécanismes synaptiques cela provoquait et quelles sensations leur utilisateur pouvait ressentir. Evidemment, Nairobi n’en avait jamais consommé, pourtant elle n’avait jamais eu de problème à s’élever au-dessus des nuages pour contempler l’immensité du cosmos.

Tandis que le métis se tournait de nouveau vers elle pour la dévisager, elle se fendit simplement d’un :
« D’accord. »
Peur ? Nairobi n’avait pas peur. Nairobi était trop naïve pour avoir peur. Elle haussa simplement les épaules, l’air de dire qu’elle se moquait bien de la manière dont les autres arrondissaient leurs fins de mois. Elle avait tout l’univers dans son télescope, et cela lui suffisait amplement.

La judicieuse, désormais bien rétablie, réalisa combien le corps de son interlocuteur était proche du sien. A quel moment s’étaient-ils tant rapprochés ?
Une fois de plus, Naï ne put que constater combien les traits de son allié de ce soir étaient fins, bien proportionnés, avec sa bouche entr’ouverte et ses yeux qui la détaillaient avec minutie. Elle sentit quelque chose de chaud bouger dans son ventre, juste au-dessous du nombril.

Avec un doux sourire, elle retira sa main de celle de @Kingston et s’éloigna presque imperceptiblement, se décalant légèrement sur les marches de l’issue de secours.

« C’est vrai. Et je t’en remercie. » lui signifia-t-elle. « Merci aussi de m’avoir emmenée ici, mais je crois qu’on voit bien mieux les étoiles depuis mon Observatoire. Je ferais mieux de rentrer, maintenant que ma migraine est passée. »

Interdite, Nairobi dévisagea son compagnon de la soirée.
Elle n’avait jamais fait entrer personne dans la tour d’Astronomie. En vérité, mise à part @Fering, personne ne s’intéressait suffisamment à la Voie Lactée pour accepter de s’y rendre avec elle. Le sourire goguenard de son interlocuteur s’était effacé, laissant la place à un visage presque implorant.
Les yeux sombres de @Kingston paraissaient agités par on ne savait trop quelles pensées.
« D’accord. » finit-elle par répondre. « Allons-y ! »

Durant leur traversée de la Pangée, la Judicieuse n’avait cessé de désigner à son sauveur les constellations visibles à l’œil nu. Cassiopée, la Grande Ourse, Orion … chacun de ces groupes d’étoiles avait une histoire, des propriétés que la brune connaissait par cœur.
Elle en oublia l’inconfort de sa tenue, la honte de cette soirée manquée, la fraîcheur de la nuit … elle en aurait même oublié @Kingston, si celui-ci n’avait pas de nouveau glissé sa main dans la sienne.
La belle se laissa faire, sans commentaire.
Le trajet s’acheva bien plus rapidement que Nairobi ne l’aurait cru. En ce qui lui parut quelques minutes, ils étaient arrivés devant la large porte de la Tour d’Astronomie.

« Kingston, il faut que je te dise un truc … » hésita-t-elle en réalisant l’étrangeté de la situation. « En fait, j’habite plus ou moins dans mon bureau … »
Tête baissée. Rentrée dans les épaules. Naï réalise soudain qu’elle a guide l’Exilé jusqu’ici sans se demander si c’était véritablement ce qu’il désirait. Elle repensa aux vêtements sales qu’elle avait dû laisser éparpillés sur le sol de son antre. Personne n’y pénétrait habituellement.
La réponse du beau métis la sortit de ces considérations. Elle sourit.
« Alors, viens ! »

Gravissant les escaliers quatre à quatre, la judicieuse entraîna @Kingston jusqu’à son Observatoire bien aimé. La pièce où elle passait la plupart de ses journées … et surtout toutes ses nuits. Comme elle s’en doutait, un désordre sans nom régnait dans la pièce.
« Désolée pour le bazar … » lança-t-elle à l’Exilé, gênée.
Le silence se créa autour d’eux.
C’était la première fois qu’elle invitait quelqu’un à visiter cet endroit. D’ordinaire, seuls ses collègues de la tour d’Astronomie pouvaient avoir accès à son bureau. Un regard en coin lui indiqua que @Kingston était absorbé par ce décor.
Soudain très consciente de sa tenue, Nairobi se souvint du champagne qui lui avait été renversé dessus à peine une heure auparavant. Elle prit timidement la parole.
« Je … je suis désolée, @Kingston. Je vais devoir me changer. Est-ce-que tu pourrais te retourner, s’il te plaît. »

Après un long moment, l’Exilé finit par lui tourner le dos, faisant face à la grande baie vitrée qui surplombait les Terres Bleues.
D’un geste malhabile, la brune dézippa sa robe et la laissa tomber à ses pieds dans un délicat bruissement de tissu. Elle frissonna. Voilà qu’elle se retrouvait en sous-vêtements, en présence d’un quasi inconnu qu’elle avait décidé d’inviter là pour une raison mystérieuse.
Il fallait qu’elle enfile quelque chose, et vite.
Fouillant dans son placard, Nairobi se mit en quête d’une large chemise et d’un pantalon dans lesquels elle pourrait se couler. Elle fut interrompue dans sa recherche par son hôte.
« Eh ! » fit la brune en rougissant.